- ARNIM (A. von)
- ARNIM (A. von)Il n’y a pas si longtemps, l’œuvre du poète et romancier berlinois Arnim suscitait chez ses rares lecteurs des réactions contradictoires parce que l’écrivain est resté longtemps dissimulé derrière le patriote et le junker conservateur. André Breton exprimait alors son «enthousiasme... à la découverte des toujours plus originales et inégalables beautés» cachées dans les trois nouvelles réunies un siècle auparavant par Théophile Gautier sous le titre circonspect de Contes bizarres. Deux ans après André Breton, un maître de l’Université estimait, lui, que l’œuvre d’Arnim «est d’un accès difficile et exige du lecteur beaucoup de patience», et il déclarait préférer faire «connaître l’homme, plus intéressant que l’auteur». Mais l’auteur seul a fait d’Arnim ce qu’il est à présent pour nous.Solitude et indécision«Encore une journée passée dans la solitude de la poésie», écrivait Arnim en tête de sa préface aux Gardiens de la Couronne. La solitude de la poésie et de l’homme est le trait le plus constant de son génie, et elle en fait un poète authentiquement romantique si celui-ci, comme l’a écrit Thomas Mann, «n’est pas chez lui dans le monde». Cette solitude dessine, dans l’œuvre et dans la vie d’Arnim, comme des ondes concentriques dont la source est au cœur même du poète. Orphelin de mère à sa naissance, il est abandonné par son père à une grand-mère qui le confie à des précepteurs tyranniques. Arnim s’est ainsi trouvé très tôt seul et désemparé vis-à-vis de lui-même, il semble avoir toujours été hésitant sur son propre caractère, n’avoir jamais pris sa destinée en main propre et s’être longtemps avancé dans la vie comme à tâtons. Après avoir contemplé une chute d’eau, il écrivait un jour à Brentano : «Je ne sais vraiment rien de moi, si je suis eau, vapeur ou glace, ou un fragment de l’arc-en-ciel aux couleurs ardentes.» Cette incertitude se manifeste tout au long de son existence, dans la recherche d’une position sociale, dans ses longues fiançailles avec Bettina, la sœur de son ami Brentano, dans le zèle intermittent qu’il apporte à cultiver les propriétés auxquelles il se résout à demander de le faire vivre, lui et sa famille. Cette indécision n’aurait rien d’exceptionnel, en somme, car elle est le lot de beaucoup d’homme. Mais le génie poétique d’Arnim sait créer des personnages où cette solitude et cette incertitude sur eux-mêmes atteignent à une beauté tragique et mystérieuse. Ainsi les héros du long roman intitulé Pauvreté, richesse, faute et pénitence de la comtesse Dolores se trouvent-ils fiancés le lendemain du jour où ils se sont vus pour la première fois, «sans savoir comment». Ils se marient, cèdent aux désordres de la ville où un habile séducteur amène Dolores à tromper son mari. Karl a le pressentiment de cet adultère resté caché, il prend la fuite et chante alors dans son profond désarroi des stances admirables, en prose rythmée, où s’exprime «le combat changeant de l’amour et du désespoir».Le recours au théâtreIl est une autre manifestation assez curieuse de cette solitude qu’éprouve l’homme effrayé devant les incertitudes de la vie: ses héros trouvent un refuge sur la scène d’un théâtre. C’est en jouant un rôle qu’ils pensent faire comprendre aux autres ce qu’ils n’ont pu ou voulu leur dire ouvertement. De même qu’Arnim, avant son mariage, écrivait à Bettina qu’il se sentait «libre et intrépide» dès qu’il foulait les planches, on voit son héros Hollin, jouant le rôle de Mortimer, se poignarder réellement sur scène pour pouvoir, dans le même temps, affirmer et conclure sous les yeux de Marie un amour qu’il croit impossible. Dans une autre nouvelle, Melück se sert par deux fois du rôle de Phèdre pour exprimer d’abord sa passion naissante pour Saintrée, puis son dépit de se voir trahie.L’intervention du rêveL’intervention du rêve dans la vie et la confiance avec laquelle les héros d’Arnim s’y abandonnent sont un autre symptôme de leur solitude incertaine. Mais il importe ici de prévenir une confusion tentante pour notre époque. Le rêve n’est nullement, chez Arnim, le cloaque qui charrie les épaves d’un naufrage antérieur. Ses rêveurs découvrent et créent dans leurs songes un autre monde que le réel, un monde plus riche, plus harmonieux, plus vrai que celui de la vie quotidienne. Ce rêve est dirigé vers l’avenir, il commence là où finira plus tard l’œuvre de l’analyste. Cette vision est douée d’une beauté cohérente; même si elle est symbolique et reste mystérieuse, elle présente à l’homme qu’elle enrichit ce qu’il doit acquérir pour se rapprocher des autres hommes et s’efforcer d’atteindre à une conscience et à une maîtrise plus lucide de son destin et de celui de l’humanité. Le rêve se situe ici au-delà de la passion. «La passion, écrit Arnim, permet seulement de percevoir le cœur de l’homme dans sa vérité originelle, le chant sauvage de l’homme, pour ainsi dire, et c’est pourquoi aucun poète n’a sans doute été sans passion. Mais la passion ne fait pas le poète, bien plus, personne n’a créé quelque chose de durable au plus vif de son empire, et c’est seulement après son accomplissement que chacun peut bien refléter ce qu’il a éprouvé.»L’erranceCe recul que prennent les héros d’Arnim à l’égard d’eux-mêmes se retrouve dans un autre trait presque constant de leur situation dans le monde: ils sont de perpétuels errants, loin de leur patrie et de leur maison, qu’ils sont souvent forcés de n’observer que de l’extérieur. Telle la vie d’Arnim, à la campagne, loin de Bettina et de ses enfants demeurés à Berlin, ville dont il ne pouvait souffrir la poussière et l’agitation. Tel, dans son œuvre, l’invalide du fort Ratonneau qui observe et s’apprête à bombarder de son île la ville de Marseille où l’attendent en vain sa femme et son enfant. Le héros des Majorataires voit aussi du dehors, sans y pénétrer, la maison qui lui appartient puisqu’elle constitue le majorat. Elle est restée vide depuis trente ans, mais est toujours prête à l’accueillir (comme Bettina pour Arnim, puisqu’en dépit – ou à cause? – de leur séparation, ils eurent bel et bien sept enfants), car cette maison est entretenue régulièrement par un majordome qui veille au linge, à l’argenterie, et nourrit des chats pour chasser les souris. Si l’on assiste bien, avec le père de Dolores, à un retour au foyer, c’est un échec quand même, car il trouve son palais en feu, et il ne lui reste plus qu’à allumer son «zigaro» à une poutre en flamme.Le héros et la sociétéSeuls et incertains, vivant en exil, les héros d’Arnim restent aussi isolés dans leurs rapports avec les autres hommes: confusions et hallucinations marquent le retour du majorataire dans la ville; Isabelle a un moment son double, un golem, pour rivale, et elle est entourée d’êtres étranges sortis du règne végétal ou de la légende; Dolores se laisse séduire par son beau-frère sans le reconnaître; la princesse croit longtemps, mais à tort, que Karl est épris d’elle et qu’elle a été réellement sa maîtresse. Ces exemples reviennent si fréquemment qu’au-delà de leur valeur individuelle c’est petit à petit l’ensemble de la société qui est ainsi mis en question. Il n’est que de songer aux Affinités électives de Goethe, avec lesquelles Arnim avait voulu rivaliser en écrivant Dolores , pour mesurer à quel point celui-ci innove. La société où jouent tragiquement les «affinités» reste stable, satisfaite d’elle-même, se complaisant à son propre spectacle. L’architecte y bâtit «pour l’éternité», mais Arnim se refuse à y croire, et il écrit à Bettina, sur un ton où le sérieux le dispute à l’humour: «Remercions Dieu et son serviteur Goethe de ce qu’une partie d’une époque sur son déclin est engrangée pour l’avenir en une représentation fidèle et détaillée.» Arnim, lui, voit la société de son temps, entre autres, par le truchement du long rêve de l’enfant Traugott, comme un champ clos où des forces contradictoires se livrent combat. Les unes conservent vivante la leçon des temps anciens et même légendaires, porteurs du message de foi et d’harmonie qui permettra aux générations futures d’envisager sans peur les transformations inévitables et de les instaurer sans rupture avec le passé. Les autres forces qui s’agitent au sein de la société actuelle sont celles qui refusent l’exemple du passé. Elles se montrent éprises de toutes les nouveautés et s’abandonnent dans la confusion la plus complète à une agitation stérile et destructrice. Il faut noter que les représentants de ces deux courants opposés se recrutent indifféremment, chez Arnim, à travers toutes les classes de la société. Dolores aussi bien que les Gardiens de la Couronne , Halle et Jérusalem , Melück Marie Blainville montrent la noblesse et tout le peuple avec elle, riches en figures positives ouvertes à l’avenir et conscientes de ce qu’elles doivent lui transmettre. Mais dans ces mêmes œuvres, on rencontre aussi, s’opposant aux précédentes et affectées comme d’un signe négatif, des silhouettes dont la conduite, les propos et les aventures grotesques, chez des gens qui se veulent tantôt naïfs, tantôt émancipés, offrent une caricature impitoyable, et féroce parfois, de la société: n’y voit-on pas deux princes, pour vider leurs querelles, lancer au combat une garnison de catins et un bataillon de musiciens? Enfin, passant du négatif au positif, certains personnages, égarés d’abord par la séduction des idées nouvelles, reviennent ensuite à une vue plus juste de leurs tâches: le père de Dolores a cru faire fortune grâce à la loterie. Il est parti, ruiné, pour les Indes orientales et y a survécu en chassant le canard sauvage, nageant au milieu du fleuve avec la tête cachée dans une citrouille évidée. Quand il revient, assagi, en Allemagne, c’est pour se mettre comme Premier ministre au service de son souverain et assurer la prospérité de ses États. Son exemple, et bien d’autres encore, témoignent de la confiance qu’Arnim conservait, malgré le pessimisme que suscitait en lui le spectacle de son pays, dans les perspectives qu’ouvraient, au regard du voyant, les forces naissantes de son temps.Quel bilan, bien entendu provisoire, peut-on établir de l’œuvre d’Arnim? À part quelques précurseurs comme Von Hippel et ses Vies en ligne ascendante , Arnim est sans doute le premier dans la littérature allemande qui ait vu aussi nettement le destin de l’homme confronté à la découverte de forces nouvelles et qui le dépassent: ce sont, en lui-même, le rêve, l’amour et la fidélité; et, en dehors de lui, les courants naissants de l’histoire et de la société. Après Arnim, la recherche d’une unité classique de l’humanité n’est plus possible, non plus que celle d’une promotion religieuse ou magique appelée par le premier romantisme allemand. Arnim pressent une nouvelle extension de l’homme, et il ne recule pas devant elle.
Encyclopédie Universelle. 2012.